Ce matin, le roi nu se promène dans les bois pendant que le loup n’y est pas. Les mains dans le dos, les attributs royaux qui pendouillent, les yeux plissés par le soleil rasant de l’hiver, il arpente le chemin qui descend à la rivière, humant la mousse, les cèpes, le vent. À ses côtés, son miministre des gros écus.
– Bruno, n’est-ce pas vivifiant ? Quel dommage qu’une telle promenade ne soit pas comptée dans la comptabilité royale pour produire de la Croissance. Quand je pense à tous nos concisujets qui se promènent également. Quel gâchis !
Car la Croissance est le souci numéro un du roi nu, même lors de ses promenades matutinales.
Comme chacun sait, la devise du royaume est « Ordo et Incrementum ». Ordre et Croissance. Les historiens royaux se perdent en conjecture pour savoir lequel de l’Ordre ou de la Croissance précéda l’autre au cours de l’évolution royale. Car l’ordre et la Croissance sont désormais liés l’un à l’autre tels un œuf et sa poule. Ou l’inverse.
Le vrai nom de la Croissance est « la Croissance vers l’infini et au-delà ». Mais par commodité, on dit la Croissance. D’autant que la terminologie complète fait elle-même l’objet de conjecture de la part des métaphysiciens royaux, certains doutant de la possibilité d’un au-delà de l’infini sachant que l’infini est réputé déjà très long, surtout vers la fin. Quant à l’Ordre, son origine provient de la maxime populaire « l’Ordre et la Propreté sont les deux mamelles du royaume ». Mais des motivations patriarcales n’ont retenu que l’Ordre, et remisé la Propreté hors de la devise royale.
– Hélas Majesté, il n’est en effet pas possible de comptabiliser les promenades dans les bois dans le Produit Royal Brut, car elles ne font pas l’objet de factures. Nous devons nous y résoudre. Le principe édicté par vos ancêtres est simple et intangible : « Vous pouvez faire n’importe quoi, tout et son contraire, les pires conneries… À l’arrivée, ça fait toujours de la Croissance du Produit Royal Brut, si et seulement si c’est facturé. »
– Certes Bruno. Mais vous savez comme moi combien nous manquons de Croissance ces temps-ci. Sans Croissance, nos concisujets ne tarderont pas à douter de notre religion royale pour le progrès universel vers l’infini et au-delà. Nous sommes parvenus in extremis à leur faire croire que ma nudité participe de l’esprit de fête olympique moyennant un peu de peinture bleue, mais sans Croissance, je ne donne pas cher de notre royaume.
– Majesté, répond Bruno, je connais une solution idéale. Sans me vanter, vous me connaissez, la modestie est ma principale qualité, je pense avoir résolu la quadrature du cercle.
– Et bien, qu’attendez-vous Bruno ! Cessez de tourner autour du trône ! Qu’est-ce donc ?
– Voilà : Nous pourrions raser les forêts du royaume. C’est facturable. Suite à cela, nous pourrions implanter des panneaux solaires à la place. C’est également facturable. Nous ferions d’une pierre deux coups. Un formidable vivier de Croissance ! Et cerise sur le gâteau, vos concisujets ne pourront plus se promener dans les bois ; finis le gâchis et l’oisiveté !

Episode initialement publié dans le Petit Nontronnais de décembre 2024